Le désarroi de l'Horeca
La publication des mesures permettant aux établissements de rouvrir leur porte semble laisser le milieu de la restauration plus désemparé que jamais. Si quelques chefs ou patrons ont pris le parti d’en rire (jaune) – on pense au post rédigé par Henri Demol, au Pigeon noir – elle a surtout entraîné scepticisme, incompréhension, voire colère dans un secteur à compter parmi les plus touchés par la crise.
Même si elle a été élaborée entre experts en charge de la stratégie de déconfinement, représentants du secteur et les syndicats, la publication des procédures à respecter pour une réouverture des restaurants a laissé les professionnels désemparés. S’ils doivent suivre les conditions réclamées d’encadrement, certains restaurateurs annoncent même préférer une fermeture prolongée, espérant que les choses se passent comme en milieu scolaire où l’on a vu, après l’obligation d’un encadrement strict, un assouplissement rapide des règles.
Si l’on regrette que le monde politique soit peu au fait du fonctionnement et des réalités du secteur de l’Horeca, on peut se demander pourquoi celui-ci peine tellement pour se faire entendre et comprendre. Si on y réfléchit, on ne trouve guère d’éventuels relais que le milieu Horeca pourrait avoir dans un conseil communal, voire un de nos gouvernements régionaux ou national. Il ne semble pas davantage exister au niveau européen de structure ou quoi que ce soit du genre représentant une profession qui pourtant dont le poids en termes d’emplois et d’image pour une ville, une région ou un pays est pourtant gigantesque. Si elles existent, on ne les entend pas. Cette absence de relais est étrange quand on sait que tous les jours, des hommes/femmes politiques sont quotidiennement au restaurant, entretenant souvent des liens amicaux avec les chef(fe)s. Mais qui défend l’Horeca aujourd’hui ? Le silence d’associations comme Génération W, JRE (Jeunes Restaurateurs d’Europe), The Mastercooks of Belgium, et j’en passe, est surprenant. On peut également s’étonner du peu de soutien d’institutions comme Michelin, Gault & Millau, voir le 50Best à une autre échelle, d’habitude si fortes pour communiquer.
La situation n’est pas propre à la Wallonie ou à la Belgique. Il y a quelques jours, des problèmes identiques étaient soulevés en France dans un article du Monde: Rouvrir son restaurant ou rester fermé : le dilemme de chefs tous concernés, tous dans la merde[1]. Le papier relatait combien les antagonismes étaient puissants dans le monde de la restauration, à l’apparence pourtant unie quand il s’agit de fêter un anniversaire ou de pleurer la disparition d’un proche. Signée par 18 chefs au nombre incalculable d’étoiles, une carte blanche du Collège culinaire de France (CCF) dans le Figaroréclamant une ouverture rapide a rapidement été désavouée par la plupart des soit disant signataires, qui assuraient n’avoir pas été consultés pour l’affaire. En Belgique, Serge Litvine, propriétaire, entre autres, de la Villa Lorraine, a agi de même. Si son courrier n’était pas exempt de maladresses, on ne peut nier qu’il partait d’une louable intention. Ce courrier a également soulevé son lot de critiques, la plupart s’intéressant plutôt à qui signait et à qui ne signait pas, à qui était repris ou non, plutôt qu’au fond de la démarche. D’autres initiatives ont été lancées pour défendre les intérêts du secteur, mais en ordre dispersé, sans qu’aucune ne fédère l’ensemble des acteurs. Ici, c’est un coup de gueule, là, une pétition à signer, là des revendications pour la suppression des charges sociales ou une diminution de la TVA. Face à cette absence d’unité, l’autorité a facile de fixer des règles sans se soucier qu’elles répondent ou non aux réalités du secteur.
Les chefs savent pourtant faire preuve de solidarité. A Bruxelles, on en a vu plusieurs aller cuisiner dans les hôpitaux pour les soignants ou les malades. A Liège et à Charleroi, la profession s’est mobilisée pour venir en aide aux plus précarisés, notamment via l’initiative remarquable initiée par le Grand café de la Gare ou par l’association Chefs Carolos Solidaires. On saluera la démarche lancée par le Collectif Wallonie Horeca et son « Assiette Vide », une rare initiative qui semble depuis quelques heures obtenir de premiers résultats et, au moins, rencontrer les responsables politiques. Sinon, alors qu’ils sont capables de gérer 36 catastrophes au quotidien (un cuisinier malade, un serveur aux abonnés absents, des tables qui annulent, un fournisseur qui ne répond plus, etc.), les chefs peinent à s’unir et à parler d’une seule voix face à une débâcle qui les concernent tous.
Il y a une quarantaine d’années, Gault & Millau encourageait le chef à sortir de sa cuisine. Le guide permettait ainsi à Paul Bocuse de devenir le leader de la profession. Grâce à lui et à une génération de jeunes chefs, la gastronomie française a pu être relayée auprès des plus hautes sphères du pouvoir, gagner en reconnaissance. Le milieu, mais aussi la société dans son ensemble, en ont profité. En Belgique, quelques personnalités ont assuré le relais, notamment Pierre Wynants. Les chefs doivent continuer d’exister non seulement de leur cuisine, mais aussi de leur restaurant, pour se faire entendre et respecter. Ils doivent apprendre à communiquer eux-mêmes plutôt que de déléguer cette partie de leur quotidien. Pour que les choses s’améliorent, concluait l’article du Monde, il faut aussi que la profession parvienne à faire front commun, ou du moins ne laisse pas les dissensions et les peurs légitimes écorner son image. Plus que jamais, il faudra inspirer confiance aux clients pour qu’ils reviennent dans des lieux d’abord conçus pour les accueillir et leur donner du bien.
[1]Le Monde, Elvire von Bardeleben, 11 mai 2020. Photo Gianni Caruso, restaurant Lucana, et l'assiette vide lancée par le Collectif Wallonie Horeca