Enfant, Mes voyages en Sicile
Dans quelques jours, La Cucina da Gianni sera en librairie. Le livre est un premier extrait (240 pages tout de même) de notre étude sur l'apport gourmand de l'immigration en Belgique, à partir de 1947 (il sortira l'année prochaine). La Cucina da Gianni est consacré à la famille Caruso, bien connue à Liège, notamment via le restaurant Caruso, une table familiale liégeoise ouverte à la fin des années 1970, et le Lucana, le gastro de Gianni et son épouse Isabelle, à Wanze. Gianni a été Italien de l'année en 2016. C'est une des meilleures tables italiennes du pays. Le livre raconte comment s'est construit la cuisine du chef, mélangeant voyages, recettes, souvenirs et rencontres.
Les retours en Sicile avec le nonno
« Comme mes parents travaillaient, ils m’envoyaient passer l’été en Sicile. Je descendais en train avec mon nonno, mon grand-père Giovanni. Le voyage était une épopée : trois jours et deux nuits, depuis la gare des Guillemins, à Liège, jusqu’à Lercara. Les trains étaient affrétés par la Wasteels, une compagnie belge spécialisée dans les voyages pour immigrés. Il n’y avait que des Italiens dans ces trains. Plein d’enfants ! Le nonno avait de l’argent pour la famille cousu à l’intérieur de la doublure de sa veste ! Il gardait la veste sur lui tout au long du voyage. Il avait beau faire de plus en plus chaud à mesure que l’on traversait l’Italie, il gardait la veste... Il dormait avec sa veste ! On devait descendre avec du chocolat et du café ! Du café !? Du café de Liège pour aller en Italie…
Je me souviens, il fallait arriver tôt à la gare avant le départ. On avait beau avoir payé le billet, on n’était jamais certains d’avoir un compartiment. On racontait que le billet avait été vendu plusieurs fois. J’ai fait des voyages dans le couloir ! Le départ était un incroyable bordel ! La famille était sur le quai ! Tout le monde qui pleurait, puis l’aventure commençait. Ma mère nous préparait de quoi manger pour les trois jours. Les panini de ma mère! Des panini avec des escalopes entières de veau pannées. Même dans un train, question bouffe, les Italiens savent y faire! On avait aussi des citrons. Si tu étais malade, tu devais manger un citron ! Le citron, disait-on, te guérissait de tout !
Je ne raconte pas l’ambiance quand on passait les frontières, puis quand on voyait la mer… Les villes que l’on traversait : Rome, Naples, puis Reggio Calabria… De là, on voyait Messina. Pour rejoindre la Sicile, on prenait le traghetto, un petit ferry. On restait dehors le temps de la traversée, à regarder la mer et à manger. On y prenait le premier espresso. Même moi, tout gamin, j’y avais droit ! Mon nonnocommandait. Les cafés étaient servis dans de petits gobelets en plastique. Il y avait juste un fond de café, à peine une grosse goutte. La première fois, j’ai cru que le café s’était évaporé ! J’ai demandé à mon grand-père ce qui s’était passé ! Plus on avançait à travers la Sicile, plus on était fatigués… Le compartiment ne ressemblait plus à rien. Et les toilettes !? Inracontable... Ma sœur Fabienne est descendue avec nous quand elle a eu 10 ans. Elle n’a pas osé aller aux toilettes du voyage ! Elle s’est retenue pendant trois jours ! La zia (la tante) Cicina et son mari, le zio (l’oncle) Filippo, nous attendaient à la gare. Première chose en arrivant : découdre les poches de la veste du grand-père et donner l’argent. La tante n’en voulait pas ! Ça criait dans tous les sens. « Ma no, no, no… », puis elle prenait le pognon ! T'inquiète! Au retour, c’étaient les cadeaux des Siciliens qu’il fallait remonter. Les bidons d’huile d’olive. Les fromages. Le fameux pecorino avec les vers, emballé dans du carton. Tu n’avais pas fait vingt kilomètres que ça commençait à suinter ! Et la moitié du train avait du pecorino dans un sac !»